Barbouzes à Madagascar : Récit d 'un fiasco

Clicanoo 24.08.2002

A la mi-juin, Didier Ratsiraka avait décidé de régler la crise malgache à sa façon en faisant appel à des mercenaires français. L’équipée de ces derniers, qui devaient arriver à Tamatave, s’est piteusement conclue à Dar ès-Salam (Tanzanie). Quelqu’un les a balancés aux autorités malgaches : Gilbert Lecavelier, ancien conseiller pour la sécurité du président malgache Albert Zafy, naviguant depuis longtemps dans le milieu des barbouzes et de l’extrême droite. Son témoignage met en évidence le rôle équivoque joué par le Quai d’Orsay dans cette affaire.

Gilbert Lecavelier ne possède pas un pedigree ordinaire. Ancien membre d’Ordre nouveau et du Service d’action civique (deux organisations clairement marquées à droite de la droite), il fut chargé en 1968 par Jacques Foccart de “loger” les cibles des groupes d’interventions gauchistes dirigés par un certain Bob Denard.

Deux ans plus tard, il devint membre de la société d’Études techniques économiques et commerciales (ETEC), de l’Ordre souverain et militaire du Temple de Jérusalem et de l’Union pour la défense des libertés et du droit (UDLD), pas vraiment proches des idéaux chers à Marx et Lénine.

Lié à la Grande loge nationale de France (GLNF), il a longtemps espéré succéder à Bernard Courcelle à la tête du Département protection sécurité (DPS), le “service d’ordre” du Front national, dissous aujourd’hui. M. Lecavelier s’est ensuite reconverti dans un business fructueux très prisé par les chefs d’État françafricains, la sécurité privée. Sa petite société était alors basée dans le Sud-Ouest de l’Hexagone.

En 1993, l’ancien d’Ordre nouveau, très lié au ministre malgache des Transports de l’époque Daniel Ramaromisa, décroche un contrat pour assurer la sécurité d’Albert Zafy, président de la République, qui vient de succéder à Didier Ratsiraka. A l’époque, la société Securmad était dirigée par Lecavelier et un Franco-Mauricien, Christian Fayd’Herbe, proche du sulfureux feu Sir Gaëtan Duval. En 1996, M. Zafy, “empêché”, quitte le pouvoir. L’Amiral rouge - “un ennemi de longue date”, dit aujourd’hui Gilbert Lecavelier - revient dans la Grande Ile en triomphateur. L’ancien du SAC, prudent, quitte Mada.

Pour la petite histoire, il se présentera en 1997 aux législatives dans le 18e arrondissement de Paris, sous une étiquette “extrême droite”. Il récoltera moins de 1% des voix puis, un an plus tard, une condamnation à un an d’inéligibilité pour avoir présenté des comptes de campagne non certifiés.

Dans son édition du 5 août dernier, l’hebdomadaire “Marianne” avait révélé que Gilbert Lecavelier qui avait prévenu les autorités malgaches de la piteuse équipée de la dizaine de mercenaires français recrutés par Didier Ratsiraka et interceptés sur l’aéroport de Dar ès-Salam (Tanzanie) alors qu’ils étaient en route pour Tamatave.

Le témoignage complet de cette barbouze, que le “JIR” s’est procuré, met en évidence le rôle ambivalent joué par le Quai d’Orsay dans cette affaire rocambolesque dont quelques points restent dans une ombre suspecte.

Le 13 juin, Didier Ratsiraka quitte Tamatave à bord de l’Airbus - affrété par le gouvernement français - qui l’avait conduit à Dakar le 8 juin pour y rencontrer Marc Ravalomanana, au cours d’une tentative de négociation avortée. Une fuite définitive, estiment certains. “Je vais revenir”, déclare l’ancien président à son arrivée à Paris.

DES SPÉCIALISTES DE L’AFRIQUE

“Le 14 juin, vers 10h30, enchaîne Gilbert Lecavelier, j’ai reçu l’appel téléphonique d’un ami m’avertissant qu’un groupe de dix mercenaires s’apprêtait à aller à Madagascar pour aider Ratsiraka. Il me donne la liste des dix mercenaires et le nom de leurs responsables : Garibaldi et Marquez de Oliviera. Le départ devait avoir lieu le lundi 17 ou les deux jours suivants.”

Marc Garibaldi et Luc Marquez de Oliviera peuvent présenter une fiche d’activités professionnelles bien remplie : deux exemples de reconversion réussie après plusieurs années à servir sous les drapeaux de la République. Le premier, ancien du service Action de la DGSE (les services secrets français), a travaillé aux côtés de Bob Denard et du général Jeannou Lacaze (lui aussi passé par les “services”, ex-chef d’état-major des armées et, à une époque, très lié à Ratsiraka). Garibaldi (nom de code “Bruno” pour l’opération malgache) s’est beaucoup illustré en Afrique : protection des puits de pétrole en Algérie, répression de la rébellion en Casamance, encadrement des milices Cobras de Sassou Nguesso, “maintien de l’ordre” en Côte-d’Ivoire auprès du général Gueï. L’homme, âgé d’une quarantaine d’années, est décrit comme “sombre et très intelligent”.

Marquez de Oliviera, lui, n’est pas un inconnu dans la Grande Ile : dans les années 90, cet ancien du Groupement opérationnel (unité d’élite du SDECE, l’ancêtre de la DGSE) y a dirigé la garde présidentielle. Il était alors très lié à Sophie Ranaivo, la fille de l’Amiral.

Aujourd’hui, pas mal de gens estiment d’ailleurs qu’il faut voir la patte de “Dame Sophie” plus que celle de son père derrière cette équipée. Une certitude : plusieurs chefs d’État africains ont participé au montage. On parle notamment d’Omar Bongo, président du Gabon, et de son gendre Sassou Nguesso, président du Congo-Brazzaville.

Quelques années après cette première expérience, Marquez de Olivieira est retourné à Madagascar en tant que consultant en sécurité, son rôle consistant surtout à surveiller les partis d’opposition. Il a aussi baroudé au Liban et au Tchad avant de passer au privé et d’ouvrir sa société de sécurité.

L’ami de la famille Ratsiraka charge Garibaldi du recrutement Efficace, “Bruno” : en moins de quarante-huit heures, il réunit dix hommes : Alain Travers, Nicolas Loire, Jacques Guillet, Gabriel Petitgirard, Michel Lamour, Cyril Avines, Hervé Pannetier, Gérard Fourneret, Philippe Six et Guillaume Farfaro. Anciens des “services”, des paras ou de la Légion, ce sont indéniablement des pros aguerris. Leur mission officielle, ainsi que Ratsiraka la définira plus tard : assurer la sécurité des aéroports de Tamatave et de Diégo. Une plaisanterie. En fait, les mercenaires devaient former un bataillon de 200 hommes pour tenter de stopper l’avance des soldats de Marc Ravalomanana alors en train de libérer toute l’île. Le salaire des “chiens de guerre” est conséquent : trois millions d’euros sur 18 mois. Le prix d’un danger qu’ils ne verront jamais.

“ILS ALLAIENT SE FAIRE MASSACRER”

Le premier des mercenaires cités, Alain Travers, est une vieille connaissance de Gilbert Lecavelier. Ce dernier veut mettre en garde son “ami de trente ans” contre ce qu’il considère d’ores et déjà comme contraire à certaines “valeurs” communes mais surtout “une opération pourrie”.

“Le 14 vers 15h, ayant réussi à le joindre au téléphone, je lui demande s’il n’a rien à me dire. Devant son embarras, je lui cite la liste. Il est d’abord surpris par la destination car il ne la connaissait même pas. (...) Je lui demande quelle mission ils vont remplir. Il n’en connaît que les grandes lignes : faire de la protection non-armée pour des biens et servir de médiateurs entre deux factions… Il me dit qu’une réunion est prévue pour le lendemain et qu’il va y poser des questions. La seule chose qu’il me promet est de me rappeler le lendemain pour un compte-rendu de leur réunion. Je lui dis de s’enlever de là : ils allaient servir de leurre et se faire massacrer.” Le soir même, Lecavelier décide d’appeler son ami malgache, Daniel Ramaromisa, pour le prévenir de ce qui se trame à Paris. Le Français précise que Marc Ravalomanana doit être mis au courant et qu’il reprendra contact dès qu’il aura de plus amples informations, notamment la date de départ.

Le lendemain, samedi 15, Lecavelier tente encore le forcing auprès de Travers, qui semble lui bien décidé à partir pour empocher les 70 000 F promis. “En fait de réunion, mon ami ne rencontra que Garibaldi, dans un bar situé dans le quartier Montparnasse. Ce dernier fut très étonné de voir mon ami au courant et lui demanda qui l’avait informé. J’avais donné mon accord à Travers pour qu’il puisse citer mon nom si on lui demandait sa source. “Bruno” a alors expliqué qu’effectivement il s’agissait d’une mission à Madagascar, tirant plus vers l’humanitaire qu’autre chose. Il s’agissait de servir de “négociateur non armé” entre les factions de la population pro-Ratsiraka et pro-Ravalomanana. Avec un peu de “sécurité” sur les biens de Ratsiraka. Garibaldi ajouta que je racontais des conneries et qu’ils étaient couverts par les services secrets.”

“Après avoir entendu ce compte-rendu, poursuit Lecavelier, j’étais fou de rage et essayais de faire comprendre à Travers qu’on leur tendait un piège. Rien n’y fit, mon ami avait décidé de partir. J’utilisais un dernier argument : à ce que je sache, il n’avait jamais aidé et combattu pour un président marxiste-léniniste surnommé l’Amiral rouge, qui avait viré les Français de Madagascar en 1972 d’une manière qui fait paraître l’exode des pieds-noirs d’Algérie comme une promenade de santé… Qu’il soit passé par la lessive d’un petit groupe RPR l’ayant déclaré maintenant de droite, Ratsiraka était et est toujours pour moi un marxiste-léniniste ayant du sang malgache sur les mains. Travers ne voulait rien entendre. Pour lui, c’était un dernier baroud et il voulait le livrer. Je lui dis que je comprenais, mais que je ferai aussi mon boulot et avertirai les autorités malgaches.”

Vers 21h30 ce samedi, Lecavelier appelle Ramaromisa et lui demande de mettre en place l’interdiction de survol du territoire malgache par des avions privés venant de la Réunion, de Mayotte ou des Comores. La journée de dimanche passe, sans fait notable.

Le lundi matin, un autre interlocuteur que l’auteur du premier coup de fil prévient Lecavelier “qu’un groupe allait partir ce soir du Bourget en direction de Madagascar”.

L’ancien conseiller en sécurité de Zafy rappelle son correspondant à Madagascar en lui disant que le départ est imminent.

“Vers 15h, mon informateur me téléphone pour m’annoncer le départ de l’équipe ce soir même et me donne l’immatriculation de l’appareil : un Falcon 900 immatriculé FGNPJ, loué à la société Aero Service (ndr : filiale de Vivendi) basée à l’aéroport du Bourget”, poursuit Lecavelier.

Les choses vont alors aller très vite : à 17h, l’escouade des mercenaires au complet se trouve dans un bistrot en face de l’aéroport. A 18h15, ils entrent dans l’aéroport avec Garibaldi et Marquez. Ces derniers s’occupent des formalités.

Le jet décolle à 20h25 avec à son bord dix passagers. Fait notable : Garibaldi et Marquez ne sont pas montés dans l’avion. Le plan de vol donne Paris-Assouan-Tamatave. L’escale technique, sans encombres, aura lieu en Égypte. Puis le jet repart...

Peu après 9h, Lecavelier, via Ramaromisa, explique de vive voix la situation au ministre malgache de la Police Augustin Amady, qui lui demande d’envoyer un fax relatant les faits heure par heure. Une demi-heure plus tard, Ramaromisa et Hamady vont au palais présidentiel pour rendre compte au président Ravalomanana.

“Vers 11h, mon informateur me dit que lors de l’approche de l’avion au-dessus de Dar, les autorités civiles tanzaniennes avaient informé l’avion de l’interdiction de survol de Madagascar et de son espace aérien. Le pilote privé a alors fait demi-tour et s’est posé à Dar. L’avion fut mis sous hangar et les dix hommes ainsi que l’équipage (un commandant de bord, un capitaine, un lieutenant et une hôtesse) furent dirigés par le responsable du groupe (nom de code Asnor) vers le plus grand hôtel de la ville. A partir de ce moment-là, ce fut le bordel...”, raconte Lecavelier. Vers 15h, Matignon, via la présidence malgache, est entré en possession du fax : “M. Raffarin a le fax sur son bureau. Le ministère de Affaires étrangères, interrogé, déclare qu’il s’agit d’une affaire privée et que rien n’empêche des gens de se rendre à Madagascar…”

ATTENDUS A PARIS, ILS DÉBARQUENT A LYON...

Selon Lecavelier, le Premier ministre réagit rapidement : il décrète l’interdiction pour le Falcon de survoler le territoire français et celui des DOM-TOM puis annonce qu’un couloir va être ouvert entre Dar et Paris après accord des aiguilleurs du ciel alors en grève. Le lendemain, mercredi 19, le couloir est ouvert vers 16h pour le retour à Paris.

Le Quai d’Orsay diffuse quant à lui des communiqués disant que c’est suite à son intervention que l’appareil, “parti de Paris mardi matin, avait été bloqué pendant l’escale technique de Dar. Seul problème : l’avion était parti le lundi soir à 20h25 et son escale technique avait eu lieu dans la nuit du lundi au mardi à Assouan…”, relève Lecavelier. L’accusation est implicite : le Quai savait plus ou moins ce qui se tramait, mais a - au moins - laissé faire...

La suite reste marquée du sceau de l’étrange. Le Falcon, disposant d’un couloir particulier si l’on en croit Lecavalier, “a bien atterri en France à 0h40 le 20 juin. Pas au Bourget, où tout le monde l’attendait, “services” compris, mais à l’aéroport de Lyon/Saint-Exupéry ou personne n’était au courant. Pas de contrôle des bagages, juste la simple déclaration blanche que remplissent tous citoyens français lors d’un retour de voyage à l’étranger”.

“Conduits en taxi dans un Expotel à Chassieu, situé à trente kilomètres de l’aéroport, les mercenaires se sont vu remettre un billet “open” sur le TGV à destination de Paris. Ils sont ainsi repartis pour leurs domiciles ou ailleurs, le plus simplement du monde, sans avoir le moins du monde été inquiétés de quoi que ce soit. Depuis, ils ont touché 45 000 F pour solde de tout compte”, conclut Lecavelier. En fronçant les sourcils, le parquet de Paris avait déclaré peu après les faits avoir ouvert une enquête préliminaire pour “association de malfaiteurs” contre les mercenaires. Le 14 août, Le Canard enchaîné a révélé que la piteuse équipée ne donnerait lieu à aucune poursuite judiciaire de la part du procureur de Paris. Motif : rien ne peut être reproché à ces bons citoyens qui “n’ont commis aucune infraction prévue et punie sur le territoire français”. Mais qui sont les deux informateurs de Lecavelier si bien renseignés et, surtout, qui a protégé les mercenaires à leur retour - en leur évitant un “debriefing” peut-être désagréable pour pas mal de gens à Paris - grâce à un tour de passe-passe entre Paris et Lyon qui a leurré jusqu’aux services secrets ? L’hypothèse la plus probable est un des puissants réseaux françafricains qui aujourd’hui encore, espèrent que le vent va tourner tôt ou tard dans la Grande Ile.

Guillhem Beauquier


Des Ukrainiens en vadrouille

Le 21 mai dernier, deux Ukrainiens travaillant pour la Sonavam, société de transports aériens appartenant au fils de Didier Ratsiraka, doivent se rendre à Tamatave et transitent par la Réunion. Mais l’aéroport de la grande ville de l’Est est fermé : les deux personnes sont donc déroutées sur Tananarive, où les autorités malgaches, soupçonneuses, refusent de les laisser débarquer. Retour à la Réunion, où la police de l’air et des frontières leur refuse l’entrée sur le territoire, les met en détention et s’apprête à les réexpédier en Ukraine. De Paris, Jean-François Lacombe intervient alors par fax auprès du secrétaire général, M. Bouvier, pour que M. Malienov et Mme Volinskaïa ne soient pas renvoyés en Ukraine et annonce qu’un avion privé a été affrété pour que les deux Ukrainiens puissent parvenir à Tamatave. Quelques heures plus tard, second fax : Jean-François Lacombe annonce à la préfecture que les Ukrainiens seront acceptés à Maurice s’ils y débarquent.

Ce qui sera fait.

De là, les deux Ukrainiens ont ensuite pu rejoindre Tamatave en avion privé. Quelques semaines plus tard, on retrouvera de nouveau M. Malienov et Mme Volinskaïa à Maurice, à bord d’un Antonov de la Sonavam qui transportaient des ratsirakistes et plusieurs Ukrainiens à la solde Ratsiraka en train de fuir la Grande Ile.

Quelques jours plus tard, début juin, autre problème : selon la “Lettre de l’océan Indien”, deux autres Ukrainiens désireux de quitter Madagascar doivent arriver à la Réunion à bord du bateau “Mauritius Pride”. Leur employeur, la société strasbourgeoise Eurotek, où travaille Jean-François Lacombe, demande à la préfecture de leur accorder un droit de transit parce que ces pilotes n’avaient pas de visa pour la Réunion et que l’un d’entre eux, ayant égaré son passeport à Madagascar, n’était détenteur que d’un laisser passer de la police malgache et de son passeport de pilote. Le transit leur sera accordé. Par l’intermédiaire de M. Lacombe, Eurotek a notamment fourni à cette période deux Antonov 28 et quatre pilotes (plus deux mécaniciens) à la Sonavam.